mercredi 19 mars 2014


12 août 1869
Cher Journal,
Cela fait deux jours depuis l'incident du samouraï, mais je ne suis pas sûre d'être tout à fait rétablie de mes émotions. Je n'arrête pas de repenser à ce que j'ai vu, à essayer de comprendre, mais j'en suis incapable. Père me dit que c'est parce que je suis trop jeune, et trop naïve, mais ses explications me laissent de marbre ... N'étais-je pas celle qui, avant de venir, lui avait tant répété que c'était un peuple primitif ? Et voilà qu'aujourd'hui c'est lui qui me tient ce discours alors que j'essaie vainement de mettre des mots sur ce qui se passe dans mon esprit.
J'ai voulu en savoir plus quant aux samouraïs, mais quand j'ai commencé à interroger M. Sawada sur le sujet, il s'est rembrunit, et m'a répondu que je ne devrais pas m'en préoccuper. Pourquoi tout le monde s'entête-t-il donc à me tenir éloignée de cette histoire de guerriers japonais ? Cela me frustre au plus haut point. Je pourrais sans doute demander à Kumiko, si seulement on parlait la même langue. Malgré moi, je commence à prêter attention aux cours de M. Sawada, il me faut percer ce mystère par tous les moyens. Je pense qu'il s'en est rendu compte, bien que je fasse mon possible pour garder un air le plus détaché possible. Cependant, son attitude n'a pas changé d'un pouce, à croire que l'étincelle d'intérêt à mon égard que j'avais vu briller dans son regard avant-hier n'était qu'une chimère. Pourtant, je l'ai vu discuter avec Kumiko, et quand il lui parle je vois bien qu'il lui accorde sa considération, alors pourquoi n'y ai-je pas droit ? Cet homme et son peuple restent définitivement une énigme bien complexe à résoudre pour moi. Ma curiosité me tiraille, et la frustration me gagne de plus en plus. Je ne sais définitivement plus quoi faire, et je me retrouve à tourner en rond comme un animal en cage. 

M. Bennett quant à lui est revenu hier et aujourd'hui. Il ne reste jamais très longtemps, mais vient simplement demander de nos nouvelles. J'ai l'impression que son attachement est sincère, et qui plus est il s'entend à merveille avec mon père. Malgré tout, l'affection qu'il me porte n'est pas réciproque. J'ai beau essayé, je n'y arrive pas. Si Père le savait, il me reprocherait sans doute d'avoir trop lu des romans d'amour, de me laisser envahir par la fougue romantique, mais ce n'est pas cela ... Il y a quelque chose chez lui qui m'empêche de m'attacher. J'ignore ce que c'est, et je suis bien trop prise par mes autres soucis que pour commencer à y réfléchir sérieusement. Peut-être est-il juste trop tôt ? Je suppose que c'est le cas.

 17 août 1869
Cher Journal,
Aujourd'hui, et pour mon plus grand plaisir, M. Sawada est arrivé en avance. Sans que je ne m'y attende, il a demandé à mon père s'il lui permettait de me faire visiter la ville. Etant donné que mon père a grande confiance en lui, il ne s'y est pas opposé, et c'est ainsi que M. Sawada et moi nous nous sommes mis en route. Je m'attendais à ce qu'il me montre de majestueux bâtiments, tout ce dont le Japon était en droit d'être fier. À la place, il m'a emmenée dans des petites ruelles à l'écart de la ville, vierges d'occidentaux. À vrai dire, je ne suis même pas sûre que les habitants aient jamais vu un occidental de leur vie vue la manière dont ils me regardaient. Tandis qu'il avait gardé le silence pendant tout ce temps, M. Sawada finit par me demander en anglais ce que je pensais du Japon. Je fus dans un premier temps embarrassée, ne sachant pas quoi répondre, et après quelques bafouillages admis que c'était un pays intrigant. Pour la première fois, je le vis sourire, et je me sentis fondre. Quand il posa son regard sur moi, il était différent, et je voyais enfin une parcelle de l'homme qu'il était. Que les astres me pardonnent, mais j'en suis tombée amoureuse. Cela me noue la gorge rien que d'y penser, mais c'est pourtant bien cela. Après quelques instants de silence, il a finalement repris "Les japonais ne vous comprennent pas non plus". Cela sonnait à mes oreilles à la fois comme une évidence et une révélation. Jusque là, j'avais toujours considéré mon incompréhension à sens unique, et jamais je ne m'étais dit qu'elle était mutuelle. Seulement, à partir du moment où M. Sawada avait prononcé cette phrase, cela me parut logique. J'avais toujours considéré ma culture comme un point de repère, car j'avais grandi avec elle. J'étais anglaise, j'avais reçu une éducation typiquement britannique, je ne parlais que l'anglais, jamais je n'avais rien vu d'autre que l'Angleterre. Il est dès lors normal que je ne comprenne pas la culture japonaise. Mais l'inverse était vrai également, et je m'en rendais seulement compte. M. Sawada poursuivit en m'expliquant que les japonais et les anglais avaient des modes de vie totalement opposés. Là où un anglais va préférer la franchise, un japonais va préférer la diplomatie. Alors que les anglais aiment à se serrer la main ou se faire la bise en rigolant de bon cœur, les japonais vont se contenter de s'incliner poliment et en silence. Ce sont des choses, m'a-t-il dit, qui provoquent des confusions car elles font que nous trouvons les japonais froids, et eux nous trouvent exubérants. Il m'a donné des tas d'autres exemples, à ce point qu'au final je ne savais juste plus quoi dire. Finalement, quand il eut fini sa démonstration, il se tourna vers moi avec un sourire, avant de me dire "sans compter que beaucoup d'anglais ont un mauvais a priori sur nous". Ma première réaction fut de baisser les yeux honteusement, car il avait parfaitement raison. Ce fut la première fois qu'au delà de ma curiosité, je me rendais compte que j'avais mal jugé son peuple, mais je n'étais pas prête à l'admettre à haute voix.
Nous avons finalement marché toute l'après-midi, dépassant bien plus les deux heures qu'il m'accordait en général. Il me parla longuement des usages japonais, ce qui me permit de beaucoup mieux les comprendre. Je remarquai rapidement que dans ses explications, il essayait de placer les noms japonais, mais cela ne me dérangea pas. Quand il me disait un mot un peu compliqué et qu'il me voyait froncer les sourcils, il se contentait de me le répéter doucement afin que je le retienne. À la fin de la journée, il m'a raccompagnée à la maison, et me proposa de recommencer la semaine prochaine tout en me promettant de me montrer d'autres endroits de Tokyo. J'acquiesçai sans doute un peu trop joyeusement car mon père me regarda avec étonnement, mais sur le moment cela ne m'importait guère. Finalement, je trouve réponse à mes questions.



Crédits photo : Julien Wautelet

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