mardi 11 mars 2014

31 Juillet 1869,
Cher Journal,
Cela fait à présent cinq jours que mon père m'a présentée un professeur de japonais, Sawada Uchimarô. Celui-ci vient tous les jours à raison de deux heures. Il me donne cours, et puis s'en va sans un mot. Jamais je n'ai vu une personne si étrange. Cela était-il propre à son peuple ? J'ai le sentiment que ce n'est pas le cas. Dès le début je lui avais fait comprendre que je ne comptais pas apprendre, ce dont il n'avait pas semblé s'offusquer. Je ne fais toujours pas le moindre effort, et cela ne semble pas le déranger. Je comprends de moins en moins ... Néanmoins, ces deux heures ne sont jamais désagréables. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais cet homme a quelque chose de tellement apaisant qu'en vérité, je prends plaisir à le voir. Il a une voix d'une incroyable douceur, et des manières très distinguées, à ce point que j'ai parfois mal au cœur quand il doit repartir. Tout cela est très déstabilisant ...

Quoiqu'il en soit, les journées se font de plus en plus chaudes, à ce point que je ne sais plus quoi faire pour me rafraîchir. Kumiko a pris l'habitude de toujours me porter une cruche remplie d'eau fraîche ; cette fille est tout simplement adorable. Elle parle toujours aussi peu, mais sa compagnie m'est devenue importante. D'autant plus que Père n'est pour ainsi dire jamais là, elle est de ce fait la seule personne - avec M. Sawada - que je vois de la journée. Enfin, bien sûr je ne parle pas des autres domestiques, qui baissent la tête et s'écartent dès qu'ils me voient. Ferais-je peur ? Je n'en ai pourtant pas l'impression. Peut-être devrais-je en parler à M. Sawada ? Mais je ne voudrais pas qu'il pense que je porte de l'intérêt à leur culture, pas après m'être montrée si claire à cette égard il y a une semaine seulement. Cependant, je dois bien admettre que ce peuple commence à m'intriguer. Ils ont tous l'air si polis, si attentifs, qu'il m'est difficile d'encore les voir comme un peuple non civilisé. D'un autre côté, ils sont à mille lieues de la manière dont les britanniques, et les occidentaux en général, se comportent, si bien que cela pique ma curiosité. Jamais je n'aurais pensé ce peuple intéressant, mais me voilà aujourd'hui mal prise. Quoiqu'il en soit, à force de les fréquenter, je devrais bien finir par les comprendre ...


4 Août 1869
Cher Journal,
Cette après-midi, mon père m'a présentée à John Bennett, le fils d'un de ses associés. M. Bennett a vingt-trois ans, et cherche à contracter un mariage, d'où les présentations. Je n'ai pas du tout à me plaindre je dois dire ... Du haut de ses vingt-trois ans, c'est un homme élégant et bien fait. Les traits de son visage me semblent un peu durs, mais tout en virilité. Il m'a l'air très cultivé, et parle avec raffinement. Qui plus est, il s'est montré si courtois à mon égard que je ne serais pas surprise qu'il finisse par demander ma main. Serait-ce pour moi l'occasion d'échapper au Japon ? Il n'a toutefois pas évoquer la possibilité pour lui de retourner en Angleterre, de ce fait je préfère me réserver. Il ne serait pas sage de m'emballer sur des présomptions. Néanmoins, c'est une affaire à laquelle il me faudra être vigilante.
Suite à cette entrevue, M. Sawada n'est pas venu aujourd'hui. Cela m'a fait très étrange, car c'est la première fois en plus d'une semaine que je ne l'ai pas vu, à croire que je me suis rapidement habituée à sa présence. Malgré moi, tout au long de ma conversation avec M. Bennett, je n'ai eu de cesse de les comparer. M. Bennett a un visage et un regard beaucoup plus sévère que M. Sawada, avec lequel je m'étais directement sentie à l'aise. Leur beauté n'est bien sûr pas à comparer mais ... Je trouve M. Sawada bien plus beau. Je ne pensais pas un jour dire cela d'un asiatique, mais il a un charme à la fois tendre mais viril que je ne parviens pas à retrouver chez M. Bennett. À plusieurs reprises, je me suis surprise à regretter qu'il ne fut pas avec nous, mais cela n'aurait sans doute pas rendu service à M. Bennett. Néanmoins, M. Sawada provoque chez moi un sentiment que je n'avais jamais éprouvé auparavant, un certain bien-être que je ne pensais pas connaître un jour. Cependant, il est hors de question que je laisse libre-court à ce sentiment, j'ai bien trop peur de ce à quoi il pourrait me conduire ...

10 Août 1869,
Cher Journal,
Je ne sais pas très bien par où commencer le récit de cette journée ... Tout cela est encore très flou, même pour moi. Je ne pense pas déjà avoir parlé du fait que mon père a beaucoup d'estime pour M. Sawada. Il dit de lui que c'est un homme extrêmement intéressant, et je ne peux pas lui donner tort. Seulement voilà, je ne pensais pas qu'il avait suffisamment d'estime que pour lui demander de nous accompagner en ballade alors que M. Bennett était venu nous proposer de marcher un peu dans les rues de Tokyo. Dieu sait combien je me suis retrouvée dépourvue avec d'un côté M. Bennett qui me courtisait, et de l'autre M. Sawada qui s'accaparait toute mon attention. Je ne me l'explique pas moi-même, mais il me fascine, et je passe chaque instant à ses côtés à l'observer, à m'imprégner de sa présence. Si bien que je n'ai montré que trop peu d'intérêt à M. Bennett, lui qui en mérite pourtant tellement plus ! Cependant, ce ne fut pas tout...
Tandis que nous étions sur le chemin du retour, j'ai vu un homme se faire frapper par deux hommes - des japonais - des forces de l'ordre. Il ne m'avait pas l'air menaçant, alors je me suis retournée vers M. Sawada pour lui demander ce qu'il se passait. Il m'a expliqué que c'était un samouraï, un guerrier japonais. Quand je lui ai demandé ce qu'il avait fait de mal, il a légèrement soupiré avant de me répondre qu'il n'avait sans doute rien fait. Tout au plus, a-t-il ajouté, avait-il son arme sur lui, ce qui est commun chez les samouraïs, mais interdit depuis peu. Une mesure qui a bien du mal à passer. Soit, rien qui justifiait un tel acharnement de la part des deux policiers. J'ignore pourquoi, mais il a fallu que je m'interpose. Je sais bien que cela était totalement déraisonnable de ma part, mais pouvais-je réellement restée de marbre face à une pareille injustice ? Evidemment, les trois mots de japonais que je connais ne m'ont servi à rien, et sans M. Sawada je ne sais pas ce que j'aurais fait. Il a joué les interprètes pour moi, et après quelques minutes, les deux policiers se sont retirés. Je voyais sur leur visage qu'ils étaient partagés entre la perplexité et l'agacement. Après tout, pourquoi une petite blanche venait se mêler de leurs affaires ? Quand je me suis retournée pour remercier M. Sawada, il aidait le guerrier à se relever. Celui-ci semblait blessé dans son amour propre, mais me remercia poliment. À cet instant, je su que je ne regretterai pas mon acte, et ce malgré les réprimandes de mon père. "Ce sont des barbares" m'a-t-il répété, mais je n'en crois pas un mot. Je sais avoir toujours soutenu, avant d'arriver au Japon, que les nippons étaient des sauvages, mais au fond qu'en sait-on ? Est-ce que le fait d'avoir une culture différente fait d'eux des sauvages ? Je n'en suis plus certaine. J'ai vu cet homme, ce guerrier se faire ruer de coups par des policiers sans réagir alors qu'il était armé. N'importe quel anglais aurait réagit bien plus violemment, mais lui non ... Cela ne prouve-t-il pas que leur civilisation est bien plus évoluée qu'on ne le pense ? Je suis confuse à ce sujet.
Pendant que je me faisais disputée, j'ai croisé le regard de M. Sawada. Je ne sais pas ce que j'y ai vu exactement ... Il me semblait triste, mais d'un autre côté, il semblerait que pour la première fois depuis notre rencontre il m'ait accordé de son attention. Le fait que je défende l'un des siens me rendait-il intéressante à ses yeux ? Je n'ai pas eu le temps d'en savoir plus car il a pris la route de sa propre maison pendant que je rentrais accompagnée de Père et M. Bennett. Celui-ci s'est inquiété de savoir si j'allais bien, si je n'avais pas été choquée par ce que j'avais vu. Je l'étais, mais pas dans le sens où il semblait l'entendre. J'étais choquée de voir des hommes imitant les occidentaux frapper l'un des leurs parce qu'il ne se pliait pas aux règles que nous venions lui imposer. Pour la première fois, tous mes repères volaient en éclat et j'en viens à me demander de quel droit nous venons sur leur terre détruire leur culture.
Toutes ces réflexions, il n'y a qu'ici que je peux les mettre au clair, car sans doute ne me comprendrait-on pas. Moi-même j'ai bien du mal ...



Crédit photo : Lunie Chan & Anaé Monta
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